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Quelques Considerations Critiques sur les Reparations au Profit des Victimes dans l’Affaire contre Thomas Lubanga a la CPI

Cet article est écrit par le professeur Serge Makaya, Docteur en droit, Université Aix-Marseille, Professeur des universités (Université de Kinshasa, Université Protestante au Congo, Université Catholique du Congo), Avocat, Président du centre national de recherche sur la justice transitionnelle, plusieurs fois conseiller juridique au ministère  de la justice et droits humains. Les vues exprimées dans ce commentaire ne représentent pas nécessairement celles d’Open Society Justice Initiative.

Le 7 août 2012, la Chambre de première instance I de la Cour pénale internationale (CPI) s’est prononcée sur les réparations [1] dues aux victimes dans l’affaire le Procureur contre Thomas Lubanga Dyilo [2].

Cette Chambre, ayant constaté préalablement l’insolvabilité du condamné, a ordonné au Fonds au profit des victimes de recueillir, auprès des victimes les propositions en matière de réparations aux fins de leur présentation à une future Chambre de première instance. Le Fonds recevait injonction d’apprêter une proposition de mise en œuvre desdites réparations.

La Chambre de première instance a octroyé des réparations collectives. Elles devaient être versées aux victimes au moyen des ressources dont le Fonds dispose à cette fin. Par la formulation de sa décision, la position de la Chambre de première instance tendait à fonder l’idée que le Fonds était contraint de payer à la place du condamné, qui n’était pas reconnu personnellement responsable des réparations, ayant préalablement été déclaré indigent.

La Chambre d’appel, saisie du recours de Thomas Lubanga Dyilo et des victimes a, tout en confirmant la décision de la Chambre de première instance, adopté une orientation différente [3] dans son approche.

Pour cette Chambre, Thomas Lubanga était responsable des réparations qui avaient été allouées aux victimes. La Chambre d’appel n’a pas remis en cause la nature collective de ces réparations. Néanmoins, en ce qui concerne la responsabilité pour le versement des réparations, la Chambre d’appel considérait que la réalisation de ces réparations par le Fonds n’empêche que le condamné puisse être déclaré responsable, celui-ci pouvant, de toute façon, être rattrapé par son obligation de réparer personnellement les préjudices subis par les victimes s’il revient à meilleure fortune.

La décision de désigner Thomas Lubanga civilement responsable des crimes qui lui étaient reprochés constitue une œuvre de grand mérite pour la CPI. Elle permet de donner un sens à la reconnaissance de la place des victimes dans le procès devant la Cour, qui a, dès l’annonce de sa création, inspiré de nombreux commentaires élogieux et laudatifs à son profit pour autant, l’on ne manquera pas de noter les faiblesses contenues dans la substance de l’arrêt au regard de ses réelles implications sur les suites du procès.

A dire vrai, cet arrêt peut s’apprécier au regard de sa valeur historique, d’une part et de ses défis, d’autre part.

La valeur historique de l’arrêt

L’on ne saurait parler de l’arrêt rendu dans l’affaire Thomas Lubanga sans mentionner la primarité par laquelle elle s’illustre. Outre le fait qu’elle est le premier aboutissement d’une affaire examinée par la CPI, cet arrêt marque le point de chute d’un doute qui s’était emparé des sceptiques qui estimaient que la Cour, en admettant la possibilité de statuer sur les préjudices causés aux victimes, s’arrogeait une prérogative dont elle n’aurait jamais les moyens

L’incommensurable masse des victimes, l’immensité de la valeur des dommages, la modicité des ressources dont le Fonds avait vocation à disposer ne semblaient augurer aucune chance de parfait accomplissement de cette prérogative.

D’un point de vue pédagogique et didactique, l’arrêt constitue une mise en garde sur les conséquences des actes que commettent les auteurs des crimes internationaux. Il s’agit, à ne point douter, d’un véritable coup de pouce au profit du droit international pénal qui, grâce à cet arrêt décision, marque un gigantesque pas dans la mise en œuvre du caractère dissuasif dont il se veut l’incarnation.

En outre, la condamnation pénale et à la réparation d’un seigneur de guerre fonde un nouvel espoir pour les millions de victimes auxquelles les différents conflits armés ont donné lieu au fil de ces décennies de troubles qui ont fortement secoué la République démocratique du Congo (RDC).

Pour rappel, le nombre des morts est évalué en millions sur toute l’étendue de la RDC et à environ 600.000 pour la seule province de l’Ituri. Mentionner la responsabilité pénale et civile du condamné revêt une force psychologique de dissuasion indéniable. Cependant, le volet réparation de cet arrêt ne manque pas des défis à relever pour son efficacité, son effectivité et son efficience.

Les défis de l’arrêt du point de vue de la réparation

Il ne semble pas possible d’envisager l’analyse des faiblesses de l’arrêt dans l’affaire Thomas Lubanga sans tenir compte des faiblesses déjà reprochées au droit de la CPI en matière de réparation.

La doctrine a déjà situé les premières critiques négatives dans le caractère sélectif de l’éligibilité des victimes et, partant, de celles à indemniser. Certaines incriminations prévues par les articles 6 à 8 du Statut de Rome sont elles-mêmes grevées d’une faiblesse consistant à prêter le flanc à cette sélectivité. A moins d’envisager le concours de plusieurs chefs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité pour faire à chaque occasion correspondre la répression à la réparation, l’on peut affirmer que le droit de la CPI soumet celle-ci à l’abandon de certaines victimes. La nature limitée des charges sélectionnées par le Bureau du Procureur et l’interprétation restreinte de la notion de « victimes » par la jurisprudence de la CPI contribuent également à cet effet d’abandon. En effet, seul les victimes des charges choisies par le Procureur, puis faisant l’objet d’une condamnation, peuvent participer aux procédures devant la CPI et recevoir une réparation.

Cette situation a même inspiré la notion de victimes méritantes et de victimes non méritantes, portant les victimes comme celles de crimes constitués par la conscription, l’enrôlement et l’utilisation des enfants de moins de 15 ans dans les rangs des forces combattantes au rang de celles qui, ayant été elles-mêmes auteurs d’exactions ou de crimes, sont à tort éligibles à la réparation, surtout lorsque, par le fait de la procédure mise en mouvement, les autres victimes doivent être laissées pour compte.

C’est ce grief qu’il est possible de formuler contre l’arrêt de la CPI dans l’affaire sous examen.

Connaissant l’âpreté des combats, la haine sur fond de revendications identitaires que se vouaient, dans l’Ituri, les milices Hema et Lendu, comment ne pas regretter que le procès engagé contre les responsables de ces milices ne se soient pas étendus aux crimes qui ont endeuillé de nombreuses familles dépouillées de leurs membres et de leurs biens, parfois jusqu’à complet dénuement ?

L’on sait pourtant que de nombreux crimes ont été recensés et documentés dans cette partie du pays, portant essentiellement sur les violences sexuelles basées sur le genre, le pillage, l’assassinat, la déportation, etc. Plusieurs de ces crimes ont emporté de fâcheuses conséquences contre leurs victimes, dont les bourreaux ou, plus exactement les exécutants, se trouvent être, en l’occurrence, les enfants soldats. Paradoxalement, ces enfants, du seul fait d’avoir été « forcés » à servir dans les rangs des forces combattantes, portent ombrage aux prétentions, pourtant légitimes, de leurs propres victimes.

Certes, à la décharge de ces enfants, l’on pourra toujours exciper de leur minorité, la CPI ayant été privée de la compétence à l’égard des personnes de moins de 18 ans.

Cependant, cet argument ne saurait empêcher que l’on s’intéresse à la responsabilité des chefs de ces enfants soldats en tant que supérieurs hiérarchiques ou de chefs militaires pour engager leur responsabilité pénale et civile sur pied de l’article 28 du Statut de la Cour.

L’on pourra tout de même défendre la Cour étant donné que loin de constituer une situation d’impasse pour les victimes, dont la cause tarde à se mettre en œuvre en droit national, il est toujours possible d’engager un autre procès tout en veillant à ne pas heurter les susceptibilités de l’article 20 du Statut (concernant l’interdiction « ne bis in idem »).

Tout de même, cela procèderait du simplisme et du détachement des réalités marquantes de cette juridiction. Envisager cette solution serait, toutes choses restant égales par ailleurs, exiger de la patience aux victimes pour environ 12 ans. Cette patience de plus ne pourrait qu’être une patience de trop.

Un autre reproche susceptible d’être formulé à l’arrêt de la Cour pourrait porter sur la nature des réparations ordonnées. Celles-ci étant collectives, elles semblent reposer sur l’idée que toutes les victimes ont les mêmes besoins. Bien que les prestations ordonnées au Fonds au profit des victimes s’accompagnent de soins médicaux et d’un suivi psycho-social, l’on regrettera qu’elles tendent à s’établir sur le stéréotype au détriment du profil.

Par ailleurs, la problématique de la mise en œuvre de ces réparations collectives suscite une réflexion s’inscrivant dans l’évaluation de l’effectivité, de  l’efficacité et même de l’efficience de ces mesures de réparations collectives telles qu’ordonnées dans l’affaire Thomas Lubanga.

On peut par exemple imaginer la construction des écoles, des hôpitaux ou des centres de formation.

La pertinence de la réflexion demeure celle de la pérennisation de ces mesures. Plusieurs questions se posent s’invitant à la réflexion notamment de la limite d’intervention du Fonds au profit des victimes, la portée et le fondement du rôle des acteurs para étatiques et le rôle de l’Etat, entre autres.

La construction d’une école implique par exemple, l’engagement du personnel enseignant, l’intégration de l’école dans le programme scolaire national et la prise en charge du personnel technique et administratif.

On peut même se demander si une telle école ne devra recevoir que les victimes retenues dans l’affaire Thomas Lubanga ou bien ?

Tous ces défis ne peuvent être surmontés que dans une dynamique de l’effectivité de l’obligation de coopération judiciaire avec l’Etat congolais et une mise en œuvre effective de la complémentarité positive entre la CPI et la RDC.

Conclusion

L’œuvre de la CPI dans l’affaire Thomas Lubanga est, quoi que l’on dise, le fruit d’un labeur éprouvant et de cogitations intenses. Le réalisme dans la critique semble recommander du respect pour ces juristes qui, au bout d’une très longue procédure, ont su garder intacte leur volonté et leur détermination à lutter contre l’impunité des crimes les plus graves qui heurtent la conscience de l’humanité.

Cependant, les éloges dus à la Cour pour cette œuvre ne sauraient contraindre au silence les critiques constructives qui relèvent d’un besoin de revoir certaines dispositions du Statut ou leur interprétation, d’une part et de celui d’imposer une dynamique de holisme dans les poursuites engagées afin d’étendre autant que possible le bénéfice de l’arrêt aux victimes réelles des crimes allégués dans leur exemple.

A l’issue de l’affaire en étude, il subsiste des frustrations de victimes oubliées ou, peut-être peu intéressantes, dont la cause aurait certainement été entendue si le Bureau du Procureur s’y était simplement penché. Dans la même logique, certaines victimes, même prises en compte dans le cadre de cette affaire, se plaindront certainement dans quelques années de l’inadéquation des prestations dont elles seront bénéficiaires du fait de la non-prise en compte d’un ou plusieurs aspects qui leur serait lié à titre personnel.

Quoi qu’il en soit, c’est déjà le départ en vitesse de croisière d’une justice pénale internationale tant souhaitée, et l’humanité ne peut que se féliciter de ses acquis.